Extrait de mon nouveau roman
Ce roman porte sur le syndrome de Stockholm. Il s’agit de la première scène du livre, une mère qui assiste incognito à la cérémonie de remise de diplôme de sa fille, Sophie, qu’elle n’a pas vue depuis 6 ans car l’enfant lui a été arrachée puis confiée à son père lorsqu’elle avait 11 ans. La mère, Meredith, qui avait dénoncé des faits d’inceste a été accusée du « syndrome d’aliénation parentale » (SAP) et « punie » en étant privée de son enfant. Loin d’être un fait isolé, cette situation est fréquente, presque banale dans ces configurations familiales, car les pères incestueux ont un talent inné pour inverser les culpabilités et les valeurs du Bien et du Mal (cf. étude de Joyanna Silberg, demandée par le Ministère de la justice américain).
Sans toi, ma vie trébuche.
Elle se casse la gueule.
Derrière mes lunettes noires oversize, mes yeux embués fouillent fébrilement le parterre de toges blanches formé par les élèves de terminale du lycée de San Raphael. Certains se retournent et sourient nerveusement à leurs mères attendries, assises derrière eux sur le terrain de football. C’est le plus beau jour de leur vie, la remise du diplôme de fin d’études secondaires, et le soleil californien étincelle joyeusement dans leurs yeux. Vêtue d’un Borsalino beige et d’une robe printanière mal assortie, je me tiens debout sur la ligne de touche. Mes mains serrent nerveusement un bouquet de roses jaunes tandis que mes yeux te cherchent fiévreusement. Je suis submergée par un mélange de panique et d’excitation et, dans ma poitrine, mon cœur s’affole. Le maire de la ville, un homme obèse en costume gris rayé, se cramponne à son pupitre en soupirant longuement. Il s’apprête à prononcer le « commencement speech », mais avant, il essuie les gouttes de sueur qui perlent sur son front. Ses paroles me font tressaillir : « Aujourd’hui, nous célébrons aussi une institution qui a permis aux femmes de s’autonomiser, de devenir des avocates, des médecins, des entrepreneurs, des dirigeantes… Alors je vous le dis, mesdemoiselles : le monde a besoin de vous, il veut vous voir confiantes, fortes… Vous êtes les leaders de demain ! ». Une jeune fille brune s’avance, la poitrine bombée, elle arbore un sourire triomphant en prononçant son discours, une deuxième, une troisième lui emboîtent le pas, toutes déclament orgueilleusement la petite allocution qu’elles ont minutieusement préparée, puis traversent l’estrade d’un port altier. Je les regarde distraitement, mes yeux sont fixés sur un point flottant dans le lointain. Est-ce toi cette jeune fille à la longue chevelure dorée et ondulée qui se dirige subrepticement vers l’estrade ? « Sophie Bukowski ». Je sursaute. Ton nom vient de retentir dans le haut-parleur et presqu’instantanément dans mon cœur, et mon corps se met à trembler irrépressiblement. Tête baissée, tu gravis lentement les marches et tu te tiens vacillante, fragile auréole de lumière, devant la foule. Une cascade de larmes ruisselle sur mes joues, mes jambes chancellent. Tu es là devant moi après tout ce temps, et j’ai l’impression de sortir d’un sortilège. Je suis propulsée dans une sorte de transe, entre l’extase et l’effroi, entre l’éblouissement et l’épouvante. Entre la vie et la mort. Je dois me raisonner. Ne pas courir vers toi, ne pas t’étreindre, ne pas sentir la texture de ta peau, ne pas humer ton parfum délicat. Ma vue est brouillée par une cascade de larmes, et de mes doigts tremblants, je retire mes lunettes pour me sécher les yeux. Tu es là devant moi, apparition féérique, et je suis terrifiée. Cela fait si longtemps, si longtemps… Ne pas me précipiter vers toi, ne pas t’embrasser, ne pas te serrer dans mes bras. Tu me ressembles tant, la même chevelure, la même posture, le menton baissé, les yeux un peu fuyants, tu es intimidée, je le vois bien. Comme tu es grande, beaucoup plus que moi, mais tu es aussi beaucoup, beaucoup plus mince, maigre, même – oh, ma petite fille adorée, as-tu toujours tant de difficultés à t’alimenter ? Un flot d’images douloureuses surgit, je les repousse, suspendue à cet instant de grâce, j’ai si peur de retomber dans l’abîme. Ne pas bondir vers toi, ne pas te caresser les cheveux, ne pas sentir ton cœur battre contre le mien – nos deux âmes à l’unisson, comme avant lorsque j’étais encore ta maman ? Nos deux âmes à nouveau unies par la tendresse, ce fil invisible que je croyais indestructible ? Après un long silence, tu te râcles la gorge, puis tu murmures d’une voix chevrotante : « Je tiens d’abord… à remercier mon père de m’avoir permis de mener mes études à la maison sous la direction de mon directeur d’études… » Ta voix se fait presque inaudible. « Car avec mon handicap, ce trouble de l’anxiété… dont nous ne connaissons hélas pas l’origine, je ne sais pas comment j’aurais fait sans lui… » J’ai un violent haut-le-cœur, et mon cœur se lézarde comme le mur d’une vieille bâtisse. L’anxiété dont tu souffrais déjà lorsque j’étais encore ta maman s’est donc installée ? Et soudain, je suis traversée par un espoir égoïste, insensé : vas-tu parler de moi, ta… maman ? Mais tu continues sur ta lancée et je m’en veux d’avoir eu cette pensée saugrenue. Bien sûr, que tu ne peux pas évoquer ta mère… « C’est uniquement à mon père et à mon directeur d’études que je dois d’avoir mené ce combat difficile et relevé ce défi… » Tu paniques, tu as oublié la fin de ton discours, tu t’empares précipitamment du diplôme en papier épais que te tend ton professeur et tu t’éloignes prestement pendant que mes doigts fébriles écrasent furieusement les tiges épaisses du bouquet. Je grelotte sous le soleil brûlant, je brûle dans le froid glacial – comment bonheur et malheur peuvent-ils se mélanger ainsi ? Je suis prise de convulsions incontrôlables, tout tourne autour de moi. Est-ce le soleil caniculaire ? Un bénévole du service d’ordre se précipite vers moi avec une chaise, juste à temps pour que je ne m’écroule pas. Je tente de rassembler mes forces pour me redresser et t’apercevoir, mais l’injonction qui jaillit brutalement du haut-parleur « Seniors, tournez vos tassels ! », le vacarme soudain assourdissant des vivats et des applaudissements me fait l’effet d’un coup de poing dans la poitrine et je me recroqueville sur ma chaise. Prévenant, le jeune homme me tend gentiment un verre d’eau, je bois lentement, l’eau fraîche me fait du bien, je respire lentement, je me calme et je tente de nouveau de me relever car je sais que c’est imminent, vous allez jeter vos toges dans les airs. Plus que tout, je veux voir ta toge s’élever vers le soleil, plus que tout, je veux partager cette magie-là. Avec toi. Mais la chaleur, le bruit alentour m’accablent, et puis, il y a ces trois mots qui me vrillent le cerveau. « Trouble de l’anxiété ». Mon cœur me fait si mal, va-t-il piler et s’arrêter de battre ? Mon Dieu, je vous en supplie, permettez-moi juste de voir Sophie jeter sa toge dans l’air. Un dernier effort, je tente de me relever, mais je suis trop faible et je ne veux surtout pas attirer l’attention sur moi. Je sais que dans quelques minutes, une fois les photos prises, tu repartiras, sans moi… Tu ne dois surtout pas me voir ici, cela te causerait un trop grand choc, cela gâcherait même peut-être ta joie ? Je sais aussi que ton père n’hésitera pas une seule seconde, il appellera la police immédiatement. Allègrement. Soudain, c’est le bouquet final, ce pour quoi je suis ici, mais rien ne se passe comme je l’espérais. Je suis amarrée à ma chaise, je ne te vois plus, les cris stridents des élèves extatiques et les applaudissements des adultes blessent mes tympans, et les chapeaux blancs ne ressemblent en rien à une nuée de mouettes qui s’envolent vers le ciel. Le soleil m’aveugle, la chaleur m’accable, mais où est donc ton chapeau, Sophie ? Le soleil, ce mot résonne douloureusement dans ma tête, et subitement, je me rappelle, c’était il y a si longtemps, à des années lumières, avant qu’un juge ne décide de te confier à ton père, je t’appelai « mon petit soleil ». Il faisait encore si chaud dans nos vies, si clair dans nos nuits. Est-ce que tu t’en souviens ? Un brouhaha interrompt mes pensées. C’est le moment des photos, en groupe, individuelles, le temps des sourires radieux, des regards éblouis et des diplômes affichés ostensiblement sur la poitrine. Où es-tu, Sophie ? T’es-tu enfuie ? J’ai si mal. Dans quelques minutes, tout sera fini, je ne pourrai plus te voir, et mon cœur gémit comme un mourant. Pourtant, je suis revenue, je suis de nouveau tout près de toi. Des bribes de conversation joyeuses qui semblent provenir d’une autre planète me terrifient : « on se retrouve au bal de promo ! » ; « On va s’éclater ! ». Je fais un dernier effort et je parviens à m’appuyer sur ma chaise. Rester debout. Ne pas retomber dans ce précipice vertigineux, qui m’emmène encore plus loin de toi. Ton père et toi avez dû vous éclipser rapidement, et j’ai soudain l’impression qu’un froid glacial m’enveloppe. Tu ne rejoindras pas les autres élèves, bien-sûr, tu n’iras pas au bal de promo, tu étais « homeschooled », confinée à la maison, à cause de ton « trouble de l’anxiété », étroitement surveillée par ton père. Est-ce pour cela que tu ne m’as pas donné signe de vie depuis…. 6 ans ? Six ans, mon enfant… Crois-tu donc les mensonges de ton père ? Soudain, je t’aperçois au loin, tu tiens la main de ton père, et mon cœur bondit, il hurle, se déchaîne contre ma cage thoracique : « Sophie ! Regarde-moi ! Je suis revenue ! Je suis là ! », mais tu ne l’entends pas. Dans la vapeur blanchâtre du soleil, vos deux silhouettes se confondent, la tienne, chétive, fondue dans celle, énorme, de ton père. Vous vous apprêtez à sortir du terrain de foot, et mon cœur endolori se fige. Cette scène, cette jeune fille à peine sortie de l’enfance qui me ressemble tant, cet homme dont je connais si bien les recoins de l’âme sombre, m’en rappelle une autre : notre échappée folle, à ton père et à moi, il y a 17 ans maintenant, main dans la main, une fois nos vœux de mariage prononcés. Notre course éperdue, haletante, hors de la minuscule église blanche située dans la petite enclave de la Luis Valley à San Francisco. La confusion, les regards médusés des invités. La joie féroce qu’il m’avait semblé lire dans le regard de ton père, à qui, balbutiante, je venais de dire « oui » quelques minutes avant. Le ciel si trouble, beau et menaçant à la fois. Notre fuite an avant. Notre course vers l’abîme. Notre descente aux enfers. Tu étais déjà là, fragile et discrète, lovée dans la quiétude douillette de mon ventre. Ton père avait insisté pour ne pas célébrer le reste de notre union avec nos familles : « Hors de question de gâcher la beauté de cette journée avec des gens odieux ». Il avait décidé de m’emmener aux Seychelles, et je m’étais empressée d’accepter, émerveillée. Ton père était si persuasif. Le couple que tu formes avec lui est loin déjà, un point minuscule désormais quasiment invisible dans la vapeur opalescente du soleil. Je ferme les yeux quelques minutes et je supplie Dieu de retenir ton doux visage sous mes paupières, encore un peu de toi, juste quelques instants, mais tout grince, tout grimace autour de moi et, petit à petit, ta présence s’efface, ton essence se dissipe, et je me retrouve seule, avec ce bouquet aux pétales bouffis par mes larmes. Et ces roses qui pleurent amèrement ton absence.